jeudi 4 mars 2010

La santé psychique


« Chère amie,

Comment faire autrement ? Elle a eu de la chance, cette femme, de vous rencontrer. De rencontrer quelqu'un qui sache distinguer la psychopathologie de ce qui constitue notre humanité à tous.

Il n'y pas longtemps, j'ai reçu une demande semblable. Un homme qui venait de perdre son aimée de façon brutale. Il était désespéré. Il hurlait sa douleur, son amour inemployé. L'absurdité de l'existence. Je lui ai dit que j'essaierais de l'aider. Je n'ai pas dit « aider à traverser cette expérience » - parce que, lorsqu'on vit une telle douleur, on pense que c'est pour toujours. Mais, tout de suite, j'ai affirmé : « Le mode par lequel vous vivez la mort de votre femme, l'ampleur de votre souffrance, votre colère contre l'existence, votre effondrement, tout cela est preuve de santé psychique. Vous dites que vous êtes malade de douleur. Et comment ne pas l'être quand on perd l'être qu'on aime le plus ? Vous dites ne plus avoir envie de vire. Mais comment continuer lorsque la personne qui était votre appui dans la vie, tout d'un coup, disparaît ? Si vous n'étiez pas malade de douleur, si vous n'aviez pas envie de mourir, alors l'amour que vous ressentez pour votre aimée n'aurait pas existé, n'aurait pas été vrai. La santé psychique consiste à se permettre de vivre ce que l'on a à vivre. Le pathologique aurait été de se défendre contre cette douleur, la maladie aurait été de nier la peine, la perte. »

L'homme était soulagé et déçu. Je pouvais deviner le soulagement par l'accalmie que je ressentais en lui après mes paroles. L'accalmie et la fatigue. Une immense fatigue prenait la place d'une tension psychique infernale. Dans l'émotion qui était la mienne, j'étais très content pour lui de sa fatigue. Parce que, la fatigue, c'est le corps qui reprend ses droits dans le moment présent. Une présence au temps présent, aussi courte soit-elle, repose.

Pour lui, consciemment, ce qui dominait c'était la déception. Il avait eu le fol espoir qu'on puisse le guérir de cet abandon, de cette béance. En fait, il a eu le fol espoir qu'on puisse le guérir de la vie. Et, en même temps, évidemment, il savait cela impossible. Mais, a-t-il dû se dire, pourquoi ne pas tenter sa chance, peut-être trouverait-il un psychopathologue pour convenir que toute souffrance n'était pas bien du tout, qu'il fallait supprimer, comme un kyste, au besoin à coups d'antidépresseurs, pour que la bonne humeur revienne et que « ça » reparte. Le bénéfice avec un tel personnage redoutable aurait été la haine. Ou plutôt : un endroit où poser sa haine abstraite contre le destin, où le dramatiser. L'inconscient ne se trompe jamais et notre ami, qui était capable de reconnaître que ce qu'il éprouvait était ce qu'il avait à vivre, n'aurait pas méconnu l'imposture – ce qui ne l'aurait peut-être pas empêché" de s'en servir un temps, comme un répit, un placebo contre la solitude, pour l'illusion d'être moins seul.

L'attitude de bon sens, donc la plus simple et, parce que la plus simple, la plus difficile, la plus complexe, est celle proposée par Winnicott : la promesse d'être là, l'affirmation catégorique qu'il est possible d'être seul en présence d'un autre, d'être seul avec quelqu'un d'autre. […] »

Quelques lettres plus loin, un autre extrait sous la forme d'une histoire à propos de cet homme, de la clôture de l'analyse, de l'angoisse :

« Cela faisait déjà plusieurs mois que nous nous rencontrions. La vie avait repris ses droits, la douleur était moins vive, des projets avaient repris corps. Je lui demande, alors, ce qui le fait encore venir. A mon grand étonnement il me répond : « Je partirai quand je ne sentirai plus aucune angoisse. »

Comme il était bon connaisseur de la Bible, je lui ai inventé l'histoire suivante – dont je me suis servi souvent après :

« Lorsque Dieu a fini de créer le monde il a voulu se reposer. Peine perdue, il était insomniaque, et on le comprend. Rapidement, puisqu'il était Dieu, il se rend compte que c'est l'angoisse qui l'empêche de dormir. Et alors, pour en finir avec son insomnie divine, il a une idée non moins divine : il décide de partager son angoisse avec tous les hommes à venir. Chose pensée chose faite, et il a pu trouver sommeil et rêve. L'angoisse est donc la part divine de l'homme. C'est pourquoi, au lieu de la combattre, on doit apprendre à recevoir cette invitée prestigieuse, à faire bon usage de sa présence. »

Extrait de :

Lettres à une jeune psychanalyste
de Heitor O'Dwyer de Macedo
(publié chez Stock, collection l'autre pensée)

Heitor O'Dwyer de Macedo est un psychanalyste d’origine brésilienne. Il a été metteur en scène de théâtre à São Paulo puis à Rio de Janeiro. En 1968, la dictature militaire le contraint à l’exil. Arrivé en France, il travaille pendant des années dans des établissements de santé mentale. Disciple de Françoise Dolto et de Gisela Pankow, il a enseigné à l’Université de Jussieu Paris-VII, et occupe des postes de responsabilité dans différentes sociétés psychanalytiques. Il est président de la Fondation franco-latino-américaine Rocinante pour laquelle il a organisé en 1986 une rencontre entre des psychanalystes français et des psychanalystes sud-américains ayant travaillé pendant la période de la terreur d’État, et il est l’auteur d'innombrables articles cliniques et théoriques.

Cet ouvrage est son quatrième livre (Ana K., histoire d’une analyse, Gauthier-Villars, 1977 ; Le psychanalyste sous la terreur, Matrice-Rocinante, 1988 ; De l’amour à la pensée - la psychanalyse, la création de l’enfant et D.W.Winnicott, L’Harmattan, 1999).

Voir également : La clinique de Dostoïesvski

Découvert par Géraldine sur : Art de Changer - Amitié et Psy

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