mardi 20 février 2024

La Rivière



 

La Rivière
par Rowena Pattee

J'observe les courants de la civilisation moderne et je me demande comment elle pourra être guérie de son aliénation fondamentale qui est à la base même de la tension nerveuse et des vies brisées.

Je perçois le grondement des autoroutes et des usines, un grondement si intense qu'il en est presque assourdissant ; mais si je me concentre je perçois un roulement qui vient de mon cœur. Ma vision s'estompe pour se transformer en une lumière bleu clair qui imprègne tout. Au sein de cette lumière, je vois la rivière Clackamas, où je jouais lorsque j'étais enfant.

Je me retrouve nageant librement dans ses courants clairs, plongeant dans ses profondeurs. À mesure que je m'enfonce, les couleurs passent du bleu argenté au vert sombre avec des éclairs bruns et jaunes. Les poissons sont légion. Ils s'élancent de tous côtés en une sarabande joyeuse. Ils jouent. Mon corps mince et lumineux se meut avec facilité. Lorsque je reviens à là surface, l'eau glisse sur moi dans la lumière du soleil. Je m'assois sur un rocher, émerveillée, attentive.

Muette et comme prise d'une crainte révérencielle, je vois se transformer la rivière ; mon corps abandonne son enveloppe enfantine pour celle d'une femme de plus de cinquante ans. La Rivière me parle :

Sous divers aspects, tu t'es arrêtée maintes fois sur mes berges. Tu es une chamane. Parce que ton cœur est un tambour qui bat pour la terre entière, tu es capable de me parler et de m'écouter. J'ai beaucoup de noms : Ienisseï, Loire, Irrawaddy, Mississippi, Yukon. Je ne suis limitée ni dans le temps ni dans l'espace. Je suis la voix du fleuve, la force de vie qui transporte les chamans à travers l'extase embrasée de la mort, depuis les pics prométhéens jusqu'aux grottes du souvenir. Je suis le courant qui emporte les corps à travers le temps, qui reflète les images de l'histoire et qui efface toute résistance à la vérité. Je reflète toutes choses également. Je suis la constance dans le changement, je suis le temps et l'éternité, la mélopée dont les échos traversent l'histoire avant de se fondre dans le mystère. Je suis le courant que suit le chaman.

e réponds à la Rivière : « Si je suis une chamane, pourquoi ne le sais-je pas ? Il est vrai que l'état actuel des choses ne me convient pas, mais je suis bouleversée d'être une chamane. »

De nouveau parle la Rivière :

Tu ne t'es pas encore pleinement retrouvée. La chamane qui est en toi se rappelle l'éternel. Certains croient que l'éternel naît à l'instant même de la mort, lorsque le flot de ma vie devient l'essence même de l'être, que les brumes et les nuages remontent de mes entrailles marines. Lorsque je m'envole, je deviens invisible, mais ce n'est que la fin d'une certaine forme. Tu appelles cela la mort. La mort n'apporte pas l'éternité avec elle. L'éternel est intelligence ; la mort n'a jamais rendu un être plus intelligent. L'éternel est présent dans la vie et dans la mort. L'éternité est dans chaque instant vivant de mon courant. On ne peut le connaître qu'en état d'extase. L'extase est une union du temps et de l'éternité à travers l'amour. Quand les contraires s'unissent, ta vie recouvre tout. Lorsque tu réaliseras cette expérience, tu comprendras que tu es une chamane.

« Que veux-tu exprimer par tes "entrailles marines" ? N'es-tu pas seulement la rivière, mais encore toutes les formes du cycle de l'eau ? Comment puis-je savoir où tu commences et où tu finis ? »

La mer est à la fois mon sein et ma tombe. La mer est le lieu où les chamans meurent au temps, où toute l'histoire est baignée et purifiée par les vagues. Dans les eaux de la mer, le processus du monde entier retourne au champ primitif de l'être et du non-être. La limite entre le moi et l'altérité disparaît dans la mer, les monts et les vallées de mes ondes deviennent le guide du voyage pour l'âme du chaman.

« Comment se fait-il que les chamans meurent au temps mais peuvent cependant voyager sur les vagues ? »

Dans mes ondes, ce qui est accessoire dans la vie du chaman est dissous, ou sombre pour devenir, la danse de la matière. La matière est la pure résonance des vagues de la mer. Lorsque le chaman meurt aux identités fixes et aux apparences, il perçoit cette résonance comme un langage propre. Autrement, la danse de la matière est terrifiante. Elle apparaît sous la forme d'un chaos, d'une confusion et d'un abandon total. Plonger dans les profondeurs. de mes ondes, c'est oser connaître l'inconnu, l'inconscient profond, le principe même de ton propre corps et de tous les corps. Dès lors apparaît la réalité de la vie du chaman. L'âme est assoiffée d'extase et de liberté, mais cela n'est possible que si elle meurt à l'attachement des images personnelles et limitées. Le vol extatique et le voyage du chaman ont besoin d'un guide spirituel.

« Comment peut-on trouver un guide spirituel ? »

En invoquant un guide des esprits, en clarifiant ton intention et en abattant le dernier rempart des images ancrées dans ton moi. Ouvre-toi au monde immense des esprits. Le Ciel est esprit, et l'esprit emplit la nature tout entière. Il n'existe aucun lieu où l'esprit ne puisse aller. Lorsque les humains maltraitent la nature, c'est parce que les chamans ne se sont pas manifestés, parce que l'esprit n'a été ni entendu ni vu.

« Qui sont maintenant les chamans ? »

Quiconque écoute l'esprit et vit en harmonie avec lui.

« Comment puis-je connaître les chamans ? »

Tu reconnaîtras les chamans au soin et à l'amour qu'ils portent à la nature, aux plantes, à toutes les créatures terrestres et à eux-mêmes. Dans le monde moderne, les chamans sont des artistes, des ménagères, des docteurs, des étudiants, des gens de toutes les professions qui agissent dans l'extase de l'amour. Ils connaissent directement le monde spirituel. Autrement, le monde des esprits n'est que croyance. La croyance ne peut qu'espérer la vérité, l'amour, la paix ou la beauté, car elle ne procède pas directement du monde spirituel. Tu peux voir l'esprit n'importe où si tu sais te servir de tes yeux. Regarde par ici, à la surface de mes eaux.

Je vis les ondes s'apaiser, la rivière devenir aussi claire qu'un miroir. Peu à peu, j'aperçus le reflet d'un grand arbre à la surface des eaux tranquilles. C'était une réponse à ma question : l'esprit et la nature sont des aspects séculaires d'une même essence. Toute tremblante devant la simplicité de cette découverte, je demandai : « Comment peux-tu être si calme en certains endroits et si turbulente en d'autres lieux ? »

C'est ma manière d'être. Je m'adapte aux gens et aux circonstances selon les lois de la nature. Lorsqu'on me résiste, je suis turbulente. Dans la paix et l'harmonie, je suis calme. Le crime, la maladie, la pauvreté, la haine, la guerre sont des formes de résistance au milieu desquelles il est impossible de connaître l'esprit et la nature. Le chaman réunit l'esprit, l'homme et la nature dans l'extase et le sacrifice.

« Qu'est-ce que le sacrifice ? »

Le sacrifice est le souvenir de mon origine céleste. Mon essence revient sous forme de gouttes qui se déversent, comme les nuages arrosent la terre de leur eau. C'est aussi une distillation de ma substance profonde qui remonte vers le ciel. C'est l'échange naturel et la circulation de 1'esprit et de la matière, de la matière et de l'esprit. Le sacrifice, c'est considérer la vitalité de mes flots comme sacrée et agir en conséquence.

« Le monde moderne se sacrifie à lui-même. Comment se fait-il qu'il soit si angoissé et si enchaîné dans sa course effrénée pour obtenir toujours plus de temps et plus d'argent ? »

La course des cités modernes conduit à la mort chamanique, à la longue souffrance de l'histoire. À moins qu'ils ne perçoivent cette limite, les gens seront des victimes qui n'accéderont pas au sacrifice mais à l'anéantissement. Le sacrifice est un courant entre le monde matériel et le monde spirituel. En accélérant le temps, l'homme moderne le voit fuir à jamais. Lorsqu'ils vivent le temps quantitativement - années, mois, semaines, jours, heures, minutes et secondes qui vont se perdre dans le néant absolu -, les gens de nos jours ont l'impression de n'avoir jamais assez de temps devant eux pour agir. Le temps est mon courant. Aucun des subterfuges destinés à l'économiser ne peut rattraper mon courant. La conscience humaine est asservie, tenue en esclavage par l'attente d'une fin qui se dérobe éternellement. Seul le sacrifice peut maîtriser le temps. Le sacrifice est un échange entre l'esprit et la matière dans l'équilibre de l'éternel présent.

« Comment peut-on accéder à l'éternel présent ? »

L'expérience de l'éternel présent se trouve dans l'extase qui conduit tout naturellement au sacrifice. Arrête-toi, assieds-toi, étends-toi, plonge dans mes profondeurs, écoute ton âme. Celui ou celle qui le veut vraiment peut plonger dans mes profondeurs et y trouver l'éternel présent. Dans mon sein, dans l'obscurité extrême, coulent des flots éternels où se noient les idéaux, les promesses et les espoirs. Laisse ton âme voyager dans ces eaux paisibles où les créations de ton moi se dissolvent. Tout le reste est un désir où se reflètent les mirages de l'histoire.

Percevant le tambourinement de mon cœur, j'hésitai à plonger dans la rivière. Je le fis tout de même. Pendant un instant, je sentis mon utérus et mon cerveau unis au sein de vagues souterraines. Désorientée, je sus que je mourais. Je me sentais pourtant inaltérable. Des images fulgurantes de ma vie m'apparurent.  Ensuite, le tonnerre gronda, les images disparurent.

Le silence, le mystère, le néant.

Nulle perspective découverte. Je sentais mon corps se répandre dans un univers illimité. Je touchai le fond de la Mer unique et éternelle où l'esprit vogue à l'infini. Je dérivai sans volonté, impalpable, translucide. D'étranges  couleurs inconnues brillaient dans mon corps immense. Tout mon être semblait fixer un point central au cœur même de la terre. De célestes vermillons, magentas, indigos, bleus céruléens créaient des chants extatiques allant au-delà de toutes sensations connues. Était-ce un rêve ? Le « son » de la couleur s'élevait, remontant les canaux souterrains qui conduisent aux continents et aux nations. Il filtrait les couleurs de mon âme à travers les monts et les vallées de la Chine, s'enfonçait dans les rivières et les déserts égyptiens, dans l'immensité des steppes russes. Mon corps était fait de l'os de la terre, de la chair des créatures, du sang des mers, du souffle des cieux, brisé en mille fragments et pourtant brillant dans les espaces d'énergies au-delà de toute forme. La communion courait dans mes veines. Je voyais les couleurs de mon moi comme l'âme de la Chine, de la Grèce, de l'Europe, de l'Inde, de l'Australie, des îles océaniques et des Amériques. Les ombres frémissantes des couleurs se déplaçaient au milieu de grandes psalmodies au-delà de la surface de la terre pour monter vers les insondables firmaments.

Lorsque je revins de ce voyage dans les profondeurs, je me retrouvai étendue sur le sable, au bord de la mer. Je me dressai, surprise d'être là, me sentant partout et nulle part à la fois. J'éprouvai une immense gratitude pleine d'humilité. Clignant des yeux, je demandai à ma Rivière : « Étais-je endormie ? Tout cela était-il un rêve ? Comment pouvais-je connaître la terre entière ? »

Le rêve est frère de la mort, et le sommeil est leur père. Tu as plongé dans mes profondeurs. L'extase est un sommeil conscient. Mes limites ne sont pas linéaires. Tu as vécu l'expérience de la Terre Céleste, connue seulement des chamans. En suivant la procession de ta propre mort, tu peut entendre le requiem transcendantal qui est an-delà de la mort et qui est capable de faire disparaître les conflits internationaux. Les mille vagues blanches qui se brisent sur mes bords sont les mythes des siècles, soulevés par des marées profondes et tonnant leurs volontés dernières avant de retourner dans mon sein originel. Dans mon sein et dans ton âme se trouvent les semences, les ébauches d'une civilisation globale. Dans mes profondeurs sont les semences avec lesquelles les chamans prépareront une ère nouvelle, où le temps et l'éternité se rejoindront à chaque instant. Déjà les crimes et les péchés, la propriété et la dépendance sont renversés dans le temps. Il y a dans l'éternel de grands êtres de lumière qui se déplacent librement et se dissolvent dans l'irréel. Les formes de pensée gesticulantes mais négatives qui jaillissent des désirs humains ont créé de plus en plus de démons dans les siècles récents. Ils sont aujourd'hui effacés par mon courant montant. Les chamans sont à même de voir ce courant où le temps s'inverse et où toutes les blessures sont guéries. Ils savent transformer ce qui est limité en une entité sans bornes. Sois loyale envers ton âme et tu trouveras la Terre Céleste qui la rendra à la vie sous une forme éclatante.

« Comment une telle splendeur dans la vision et l'extase peut-elle se manifester ? »

Par le sacrifice, le monde de la matière peut se transformer en monde de l'esprit et révéler la fusion de l'esprit et de la matière. Alors, mon cours tout entier sera révélé aux humains. Ils pourront se mouvoir avec aisance dans toutes les phases de ma vie. La fusion des contraires s'obtient par le sacrifice du chaman, qui est capable d'introduire le voyage extatique et le pouvoir immortel dans la vie des humains, dans la communauté et le monde des formes. C'est alors que se manifestera la Terre Céleste.

Extrait de "Extase et sacrifice" par Rowena Pattee (1935-2007)
dans le livre de Gary Doore : "La voie des Chamans"

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Rowena Pattee Kryder
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Sagesse amérindienne : Amaya DUIR

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