samedi 10 janvier 2009

L'Yeuse & Ovide (extraits)


Le chêne vert arbre mythique symbole de force et de fidélité

De tout temps et dans toutes les civilisations, le chêne vert a été symbole de force, de majesté, de sagesse, de prophétie, de générosité, de puissance, de longévité, de fidélité, d’élévation. Il occupe le premier rang dans les traditions populaires et fait l’objet d’une véritable vénération. Par sa verticalité aérienne et la profondeur de ses racines il est souvent axe du monde (axis mundi) instrument de communication entre les mondes souterrains (l’enfer) et le ciel (ascension au paradis) il est un passage obligé entre le ciel et la terre. A lui seul l’arbre représente les quatre éléments de l’alchimie, donc la vie : l’eau qui circule dans sa sève, l’air qui pénètre par ses feuilles, la terre qui nourrit ses racines et le feu qui consume son bois si l’on se réfère à la tradition chinoise.

La linguistique nous montre que le chêne et ses différents noms sont associés à la lettre daleth, la lettre hébraïque pour « D » signifiant la porte, comme la racine dwr du Sanscrit. Cette idée de « passage » se retrouve dans le mot « porte » exprimé en anglais (door) en allemand « tür » en grec ancien « thura » en vieux gaëlique « dorus ». Ils sont issus d’une racine commune que l’on retrouve dans Duir (le chêne en celte).

Le chêne est l’un des sept arbres sacrés du bosquet des druides. Il tenait une place centrale dans la religion gauloise. Les rituels se pratiquaient dans les forêts où les arbres marquaient les limites de l’espace sacré . Sur leur tronc on inscrivait les lettres sacrées (signes ogamiques, runiques). Pendant longtemps ces chênes sacrés qui portaient un nom spécifique qui les personnifiait reçurent des offrandes diverses et furent l’objet de dévotions particulières dont certaines perdurent encore. Le chêne est l’emblème de l’hospitalité, et les gaulois, les celtes l’adoraient, à l’instar des grecs, comme le temple vivant où demeuraient les nymphes.

Le chêne vert, le plus majestueux des chênes, dans la religion hellénique fut honoré par Zeus. Les Hellènes fabriquaient leurs idoles, les plaçaient dans des arbres, les plus anciens et les plus beaux. L'arbre était l'habitat du dieu, identifié à lui. Telle fut l’origine des chênes sacrés et des bois sacrés. D’après Hésiode, au IV siècle avant l’ère courante. Zeus rendait des oracles dans la forêt d’yeuse de Dodone en Grèce, le sanctuaire le plus célèbre de la contrée. Et c’est dans le bruissement des feuilles que l’oracle décryptait les messages de Zeus. Suprême honneur, Zeus transforma Philémon en chêne afin de le remercier de sa piété et c’est aux branches d’un chêne que l’on suspendit la toison d’or. Le chêne, symbole de la force et de la sagesse était aussi consacré à Jupiter. Le culte du chêne passa de la Grèce à l’Italie par la Sicile. Chez les peuples nordiques, le chêne fut consacré aux dieux Esus, Dagda, Teutatès, Wotan, Thor…


Le Chêne Vert * ou Yeuse - Quercus ilex - m'a conduit ce matin vers le poète latin Ovide :

* Note : Au sujet des Chênes à glands doux ! ;-)

L'âge d'or

Il fut d'or, le premier âge à naître : sans vengeur, sans contrainte, sans lois, il respectait la bonne foi et la droiture. Point de châtiment ni de crainte; on ne lisait pas de mots menaçants sur des tables de bronze et la foule suppliante ne craignait pas le visage de son juge; sans protecteur, les gens étaient en sécurité.

Alors, le pin n'avait pas encore été abattu dans ses montagnes et n'était pas descendu sur les flots marins pour visiter un monde étranger; les mortels ne connaissaient de rivages que les leurs; des fossés pentus n'entouraient pas encore des places fortes; point de trompette droite, point de cor à l'airain courbé, pas de casque ni d'épée : sans l'aide du soldat, les tribus passaient sans risque de doux loisirs.

La terre aussi, dispensée de toute obligation, sans être touchée par le hoyau, ni blessée par des araires, donnait tout d'elle-même. Satisfait des aliments produits sans aucune contrainte, l'homme cueillait les fruits de l'arbousier, les fraises des montagnes, les cornouilles, les mûres attachées aux ronces épineuses et les glands tombés de la large frondaison de l'arbre de Jupiter. Un printemps éternel ! Les zéphyrs paisibles caressaient de leur souffle tiède les fleurs nées sans semis. Bien vite, même, la terre vierge portait des moissons et le champ en jachère blanchissait de lourds épis. Là, des fleuves de lait, là, des fleuves de nectar; des gouttes de miel blond tombaient de l'yeuse verdoyante.

Ovide, Métamorphoses, I, 89 - 112

Les Métamorphoses, X


Une colline s'élevait, et sur cette colline, le sol, mollement aplani, nourrissait une herbe verte et touffue : mais l'ombre manquait en ces lieux. Sitôt que, se reposant à cette place, le chantre fils des immortels toucha les cordes sonores, l'ombre y vint d'elle-même. Soudain parurent et l'arbre de Chaonie, et les Héliades du bocage, et le chêne au feuillage superbe, et le gracieux tilleul, et le hêtre, et le laurier virginal. On vit paraître en même temps le coudrier fragile et le frêne guerrier, et le sapin sans nœuds, et l'yeuse courbée sous le poids de ses glands, et le platane ami de la joie, et l'érable aux nuances variées, et le saule des fleuves, et le lotus des eaux, et le buis toujours vert, et les bruyères timides, et les myrtes à deux couleurs, et le tinus aux baies d'azur. Vous accourûtes à l'envi, lierres dont les pieds se tordent ; vignes chargées de pampres, ormeaux que la vigne décore, frênes sauvages, arbres résineux. Puis vinrent l'arboisier couvert de fruits rouges, le palmier flexible, prix glorieux de la victoire, le pin, dont la tête se hérisse d'une âpre chevelure, le pin cher à Cybèle, à la mère des dieux. Car son Attis, dépouillé de la forme humaine, est là enfermé dans sa prison d'écorce. On vit, au milieu de cette foule empressée, le cyprès pyramidal, arbre désormais, jadis enfant aimé du puissant dieu qui fait résonner à la fois la corde de l'arc et celles de la lyre.

Carthée vit errer dans ses campagnes un beau cerf consacré aux nymphes de ses bords. Un bois large et spacieux s'élevait sur son front qu'il ombrageait de son éclatant ramure dorée. Le long de ses reins flottaient des colliers de perles suspendues à son cou arrondi ; sur son front une bulle d'argent, retenue par des liens délicats, s'agitait, et deux anneaux semblables, d'un airain poli, brillaient à ses oreilles autour de ses tempes étroites. Libre de toute frayeur, affranchi de sa timidité naturelle, il fréquentait les demeures des hommes, et ne craignait pas d'offrir son cou aux caresses d'une main étrangère. Cependant, par-dessus tous, ô le plus charmant des fils de Cos, tu l'aimais, toi, Cyparisse ! C'est toi qui le menais paître l'herbe nouvelle, toi qui l'abreuvais au courant des sources limpides. Tantôt tu parais son bois de testons fleuris ; tantôt, monté sur sa croupe, tu chevauchais çà et là, pressant d'un frein de pourpre sa bouche obéissante.

Métamorphoses d’Ovide : les arbres qui marchent

Une colline à son sommet se terminait en plaine. Elle était couverte d'un gazon toujours vert ; mais c'était un lieu sans ombre. Dès que le chantre immortel, fils des dieux, s'y fut assis, et qu'il eut agité les cordes de sa lyre, l'ombre vint d'elle-même.

Attirés par la voix d'Orphée, les arbres accoururent ; on y vit soudain le chêne de Chaonie, le peuplier célèbre par les pleurs des Héliades, le hêtre dont le haut feuillage est balancé dans les airs, le tilleul à l'ombrage frais, le coudrier noueux, le chaste laurier, le noisetier fragile ; on y vit le frêne qui sert à façonner les lances des combats, le sapin qui n'a point de nœuds, l'yeuse courbée sous ses fruits, le platane dont l'ombre est chère aux amants, l'érable marqué de diverses couleurs, le saule qui se plaît sur le bord des fontaines, l'aquatique lotos, le buis dont la verdure brave les hivers, la bruyère légère, le myrte à deux couleurs, le figuier aux fruits savoureux. Vous accourûtes aussi, lierres aux bras flexibles, et avec vous parurent le pampre amoureux et le robuste ormeau qu'embrasse la vigne. La lyre attire enfin l'arbre d'où la poix découle, l'arbousier aux fruits rouges, le palmier dont la feuille est le prix du vainqueur, et le pin aux branches hérissées, à la courte chevelure ; le pin cher à Cybèle, depuis qu'Attis, prêtre de ses autels, dans le tronc de cet arbre fut par elle enfermé.”

(Source : les métamorphoses d'Ovide, livre X, 86-105)

Métamorphoses d’Ovide : Daphné et le laurier

Le dieu de Délos, fier de sa nouvelle victoire sur le serpent Python, avait vu le fils de Vénus qui tendait avec effort la corde de son arc : “Faible enfant, lui dit-il, que prétends-tu faire de ces armes trop fortes pour ton bras efféminé ? Elles ne conviennent qu'à moi, qui puis porter des coups certains aux monstres des forêts, faire couler le sang de mes ennemis, et qui naguère ai percé d'innombrables traits l'horrible Python qui, de sa masse venimeuse, couvrait tant d'arpents de terre. Contente-toi d'allumer avec ton flambeau je ne sais quelles flammes, et ne compare jamais tes triomphes aux miens.”

[463] L'Amour répond : “Sans doute, Apollon, ton arc peut tout blesser ; mais c'est le mien qui te blessera ; et autant tu l'emportes sur tous les animaux, autant ma gloire est au-dessus de la tienne”. Il dit, et frappant les airs de son aile rapide, il s'élève et s'arrête au sommet ombragé du Parnasse : il tire de son carquois deux flèches dont les effets sont contraires ; l'une fait aimer, l'autre fait haïr. Le trait qui excite l'amour est doré ; la pointe en est aiguë et brillante : le trait qui repousse l'amour n'est armé que de plomb, et sa pointe est émoussée. C'est de ce dernier trait que le dieu atteint la fille de Pénée ; c'est de l'autre qu'il blesse le cœur d'Apollon. Soudain Apollon aime ; soudain Daphné fuit l'amour : elle s'enfonce dans les forêts, où, à l'exemple de Diane, elle aime à poursuivre les animaux et à se parer de leurs dépouilles : un simple bandeau rassemble négligemment ses cheveux épars.

Plusieurs amants ont voulu lui plaire ; elle a rejeté leur hommage. Indépendante, elle parcourt les solitudes des forêts, dédaignant les hommes qu'elle ne connaît pas encore, et l'amour, et l'hymen et ses nœuds. Souvent son père lui disait, “Ma fille, tu me dois un gendre”; il lui répétait souvent, “Tu dois, ma fille, me donner une postérité”. Mais Daphné haïssait l'hymen comme un crime, et à ces discours son beau visage se colorait du plus vif incarnat de la pudeur. Jetant alors ses bras délicats autour du cou de Pénée : “Cher auteur de mes jours, disait-elle, permets que je garde toujours ma virginité. Jupiter lui-même accorda cette grâce à Diane”. Pénée se rend aux prières de sa fille. Mais, ô Daphné ! que te sert de fléchir ton père ? ta beauté ne te permet pas d'obtenir ce que tu réclames, et tes grâces s'opposent à l'accomplissement de tes vœux.

[474] Cependant Apollon aime : il a vu Daphné; il veut s'unir à elle : il espère ce qu'il désire; mais il a beau connaître l'avenir, cette science le trompe, et son espérance est vaine. Comme on voit s'embraser le chaume léger après la moisson; comme la flamme consume les haies, lorsque pendant la nuit le voyageur imprudent en approche son flambeau, ou lorsqu'il l'y jette au retour de l'aurore, ainsi s'embrase et brûle le coeur d'Apollon; et l'espérance nourrit un amour que le succès ne doit point couronner.

Il voit les cheveux de la Nymphe flotter négligemment sur ses épaules : Et que serait-ce, dit-il, si l'art les avait arrangés ? Il voit ses yeux briller comme des astres; il voit sa bouche vermeille; il sent que ce n'est pas assez de la voir. Il admire et ses doigts, et ses mains, et ses bras plus que demi nus ; et ce qu'il ne voit pas son imagination l'embellit encore. Daphné fuit plus légère que le vent ; et c'est en vain que le dieu cherche à la retenir par ce discours :

[504] “Nymphe du Pénée, je t'en conjure, arrête ! Ce n'est pas un ennemi qui te poursuit. Arrête, nymphe, arrête ! La brebis fuit le loup, la biche le lion ; devant l'aigle la timide colombe vole épouvantée : chacun fuit ses ennemis ; mais c'est l'amour qui me précipite sur tes traces. Malheureux que je suis ! prends garde de tomber ! que ces épines ne blessent point tes pieds ! que je ne sois pas pour toi une cause de douleur ! Tu cours dans des sentiers difficiles et peu frayés. Ah ! je t'en conjure, modère la rapidité de tes pas ; je te suivrai moi-même plus lentement. Connais du moins l'amant qui t'adore : ce n'est point un agreste habitant de ces montagnes ; ce n'est point un pâtre rustique préposé à la garde des troupeaux. Tu ignores, imprudente, tu ne connais point celui que tu évites, et c'est pour cela que tu le fuis. Les peuples de Delphes, de Claros, de Ténédos, et de Patara, obéissent à mes lois. Jupiter est mon père. Par moi tout ce qui est, fut et doit être, se découvre aux mortels. Ils me doivent l'art d'unir aux accords de la lyre les accents de la voix. Mes flèches portent des coups inévitables; mais il en est une plus infaillible encore, c'est celle qui a blessé mon cœur. Je suis l'inventeur de la médecine. Le monde m'honore comme un dieu secourable et bienfaisant. La vertu des plantes m'est connue; mais il n'en est point qui guérisse le mal que fait l'Amour ; et mon art, utile à tous les hommes, est, hélas ! impuissant pour moi-même.”

[525] Il en eût dit davantage; mais, emportée par l'effroi, Daphné, fuyant encore plus vite, n'entendait plus les discours qu'il avait commencés. Alors de nouveaux charmes frappent ses regards : les vêtements légers de la Nymphe flottaient au gré des vents ; Zéphyr agitait mollement sa chevelure déployée, et tout dans sa fuite ajoutait encore à sa beauté. Le jeune dieu renonce à faire entendre des plaintes désormais frivoles : l'Amour lui-même l'excite sur les traces de Daphné ; il les suit d'un pas plus rapide. Ainsi qu'un chien gaulois, apercevant un lièvre dans la plaine, s'élance rapidement après sa proie dont la crainte hâte les pieds légers ; il s'attache à ses pas; il croit déjà la tenir, et, le cou tendu, allongé, semble mordre sa trace ; le timide animal, incertain s'il est pris, évite les morsures de son ennemi, et il échappe à la dent déjà prête à le saisir : tels sont Apollon et Daphné, animés dans leur course rapide, l'un par l'espérance, et l'autre par la crainte. Le dieu paraît voler, soutenu sur les ailes de l'Amour ; il poursuit la nymphe sans relâche ; il est déjà prêt à la saisir ; déjà son haleine brûlante agite ses cheveux flottants.

[543] Elle pâlit, épuisée par la rapidité d'une course aussi violente, et fixant les ondes du Pénée : “S'il est vrai, dit-elle, que les fleuves participent à la puissance des dieux, ô mon père, secourez-moi ! ô terre, ouvre-moi ton sein, ou détruis cette beauté qui me devient si funeste” ! À peine elle achevait cette prière, ses membres s'engourdissent; une écorce légère presse son corps délicat ; ses cheveux verdissent en feuillages ; ses bras s'étendent en rameaux ; ses pieds, naguère si rapides, se changent en racines, et s'attachent à la terre : enfin la cime d'un arbre couronne sa tête et en conserve tout l'éclat. Apollon l'aime encore ; il serre la tige de sa main, et sous sa nouvelle écorce il sent palpiter un cœur. Il embrasse ses rameaux ; il les couvre de baisers, que l'arbre paraît refuser encore : “Eh bien ! dit le dieu, puisque tu ne peux plus être mon épouse, tu seras du moins l'arbre d'Apollon. Le laurier ornera désormais mes cheveux, ma lyre et mon carquois : il parera le front des guerriers du Latium, lorsque des chants d'allégresse célébreront leur triomphe et les suivront en pompe au Capitole : tes rameaux, unis à ceux du chêne, protégeront l'entrée du palais des Césars ; et, comme mes cheveux ne doivent jamais sentir les outrages du temps, tes feuilles aussi conserveront une éternelle verdure. “Il dit ; et le laurier, inclinant ses rameaux, parut témoigner sa reconnaissance, et sa tête fut agitée d'un léger frémissement.

Les Métamorphoses d'Ovide (X, 298-518.) : Myrrha

Cinyras veut marier sa fille, mais celle-ci est en fait éprise de lui en secret. Elle tentera de mettre fin à ses jours affligée par la honte de cet amour interdit. Avec l'aide de sa nourrice elle réussit à rejoindre le lit paternel. Après plusieurs nuits, Cinyras découvrit avec effroi le visage de sa propre fille et il voulut la tuer. Myrrha, enceinte de son père, courut, abandonnée à elle-même dans les bois pendant neuf lunes où elle implora les Dieux de la bannir du monde des vivants et de celui des morts. Les dieux écoutèrent sa prière et la transformèrent en arbre à myrrhe. La myrrhe serait ses larmes lors de sa transformation en arbre. Myrrha accouche d'Adonis par une fente de son écorce.

Cinyras fut aussi le fruit de cet hymen : Cinyras qu'on eût pu dire heureux, s'il n'eût pas été père.

Je vais chanter un crime affreux. Jeunes filles, et vous, pères, éloignez-vous et ne m'écoutez pas; ou si mes vers ont pour vous quelques charmes, doutez du fait que je vais raconter : ou, si vous le croyez, croyez aussi et gravez dans vos cœurs le châtiment qui l'a suivi. Je félicite les peuples de la Thrace, et ce ciel, et ma patrie, d'être éloignés des climats qui furent témoins d'un forfait aussi odieux. Que l'heureuse Arabie soit féconde en amome; que l'encens, des parfums précieux, des plantes rares, des fleurs odoriférantes, croissent dans son sein : elle voit naître aussi la myrrhe, et l'arbre qui la porte est trop cher acheté par le crime qui l'a produit.

[311] Myrrha ! l'Amour même se défend de t'avoir blessée de ses traits, d'avoir allumé de son flambeau tes feux criminels. Ce fut une des Furies, armée de sa torche infernale, qui souffla sur toi les poisons dont ses affreux serpents étaient gonflés. La haine pour un père est un crime dans ses enfants; mais l'amour que tu sens est cent fois plus détestable. Tous les princes de l'Orient se disputent et ton cœur et ta main. Parmi tous ces amants, choisis un époux : n'excepte que celui qui t'a donné le jour.

Cependant Myrrha connaît le trouble de son cœur, la honte et l'horreur de sa flamme. “Quelle fureur m'entraîne, dit-elle, et qu'est-ce que je veux ? Ô dieux immortels ! ô piété filiale ! droits sacrés du sang ! étouffez mon amour, et prévenez un si grand crime, si c'est un crime en effet. Mais la nature ne paraît pas condamner mon penchant. Les animaux s'unissent indistinctement et sans choix. Le taureau, le cheval, le bélier fécondent le sein qui les a nourris. L'oiseau couve avec sa mère dans le nid qui fut son berceau. Ah ! l'homme est moins heureux. Il s'est enchaîné par des lois cruelles qui condamnent ce que permet la nature. On dit pourtant qu'il existe des nations où le père et la fille, où le fils et la mère, unis par l'hymen, voient leur amour croître par un double lien.

[334] “Pourquoi chez ces peuples heureux n'ai-je reçu le jour, loin de la terre où je suis née, et dont les lois condamnent mon amour ? Mais pourquoi me retracer ces objets ? Fuyez, vains désirs, faux espoir ! Cinyras mérite mon amour, mais je ne dois aimer Cinyras que comme on aime un père. Ainsi donc, si je n'étais sa fille, je pourrais aspirer à lui plaire ! Ainsi si j'étais moins à lui, il serait plus à moi ! Le lien qui nous unit s'oppose à mon bonheur. Étrangère à Cinyras, ah ! je serais plus heureuse.

[341] “Fuyons de ces lieux. Ce n'est qu'en abandonnant ma patrie que je pourrai triompher d'un penchant criminel. Mais, hélas ! une erreur funeste me retient et m'arrête. Que du moins je puisse voir Cinyras, me placer à ses côtés; que je puisse lui parler, recevoir ses baisers et les lui rendre, s'il ne m'est permis d'espérer rien de plus. Eh ! que peux-tu, fille impie, prétendre plus encore ? Veux-tu confondre ensemble tous les noms et tous les droits; être la rivale de ta mère, et la fille de ton époux, et la sœur de ton fils, et la mère de ton frère? Ne crains-tu pas les sombres déités, aux cheveux de serpents, qui, à la lueur de leurs torches sanglantes, voient et épouvantent le crime dans le cœur des mortels. Ah ! tandis que ton corps est pur encore du crime, garde-toi d'en souiller ton esprit. Ne cherche point à violer les droits sacrés de la nature. Quand ton père partagerait ton funeste délire, ce délire trouve en lui-même sa condamnation. Mais Cinyras a trop de vertu. Il connaît et respecte les droits du sang. Malheureuse ! ah ! pourquoi ne brûle-t-il pas des mêmes feux que moi” !

[356] Ainsi parlait Myrrha. Cependant Cinyras, hésitant sur le choix qu'il doit faire dans le grand nombre d'illustres amants qui recherchent la main de sa fille, l'interroge elle-même, lui nomme ces amants, et consulte son cœur. Elle se tait, elle rougit en regardant son père, et ses yeux enflammés se remplissent de larmes. Cinyras croit que ces larmes et ce silence expriment la pudeur et l'embarras d'une vierge timide. Il lui défend de s'affliger, il essuie ses pleurs, il l'embrasse; et ce baiser paternel est pour elle plein de charmes. Il l'interroge encore sur le choix qu'elle doit faire : “Puisse mon époux, dit-elle, être semblable à vous” ! Cinyras loue cette réponse, qu'il est loin de comprendre : “Ô ma fille ! s'écrie-t-il, conserve toujours pour ton père la même piété” ! À ce saint nom, Myrrha baisse les yeux et reconnaît son crime.

[368] Le char de la Nuit roulait dans l'ombre et le silence. Le sommeil suspendait les travaux et les peines des mortels. La fille de Cinyras veille, et brûle d'un feu qu'elle ne peut dompter. En proie à cette passion fatale, tantôt elle désespère, et tantôt elle veut tout oser. Elle rougit, elle désire, et ne sait à quel parti s'arrêter. Comme, près de sa racine, profondément par la hache entamé, l'arbre qui n'attend plus qu'un dernier coup, gémit, chancelle, ne sait de quel côté son poids va l'entraîner, et de tous côtés fait craindre son immense ruine: telle, profondément blessée, Myrrha sent s'égarer son esprit agité de mouvements divers. Elle forme tantôt un dessein, tantôt un autre : enfin, elle ne voit plus de repos pour elle et de remède a son mal que dans la mort. Elle se lève, elle veut de ses propres mains terminer sa triste destinée; et soudain à une poutre attachant sa ceinture : “Adieu, dit-elle, cher Cinyras ! Puissiez-vous ne pas ignorer la cause de ma mort” ! Elle dit, et déjà elle attachait à son cou le funeste tissu.

[382] Mais des murmures confus ont frappé les oreilles de sa nourrice, qui repose près de son appartement. La vieille se lève, ouvre la porte, voit les funèbres apprêts, s'écrie, meurtrit son sein, arrache et déchire la ceinture fatale. Elle pleure ensuite, embrasse Myrrha, et veut enfin connaître la cause de son désespoir.

Myrrha se tait, immobile, et les yeux baissés, accusant en secret le zèle pieux qui vient retarder son trépas. La nourrice redouble ses prières, et découvrant sa tête blanchie par les ans, son sein aride et flétri, elle la conjure par les soins qu'elle prit d'elle au berceau, par ce sein dont le lait fut son premier aliment, de confier son secret à son amour, à sa foi. Myrrha soupire, se détourne, et gémit. La nourrice la presse encore de rompre le silence : “Parlez, dit-elle, et souffrez que je vous sois utile. Ma vieillesse, encore active, ne peut m'empêcher de vous servir. Si l'amour est le mal qui fait votre tourment, je trouverai dans les plantes et dans des paroles magiques un remède certain. Si par quelque maléfice vos esprits sont troublés, j'emploierai pour vous guérir les charmes les plus puissants. Si la colère des dieux s'est appesantie sur vous, on peut les apaiser par des sacrifices. Que dois-je craindre encore, et qui peut vous affliger ? Tout vous rit; la fortune de votre maison est à l'abri des revers. Votre mère vit, ainsi que votre père heureux de votre amour “.

[402] Au nom de son père, Myrrha pousse un profond soupir. La nourrice ne soupçonne encore aucun crime; mais elle attribue ce soupir à l'amour. Elle insiste, elle conjure Myrrha de rompre le silence. Elle la prend en pleurant sur ses genoux chancelants; elle la serre dans ses bras par l'âge affaiblis.

“Je le vois, dit-elle, vous aimez. Mes services vous seront utiles; bannissez toute crainte. Je saurai vous cacher de votre père”. À ces mots, furieuse, égarée, Myrrha s'arrache des bras de sa nourrice, et pressant son lit de son front : “Éloigne-toi, s'écrie-t-elle, et respecte la honte qui m'accable. Éloigne-toi, ou cesse de me demander la cause de ma douleur ! Ce que tu veux savoir est un crime odieux”.

[414] La nourrice frémit, et lui tendant des bras de vieillesse et de crainte tremblants, elle se prosterne suppliante à ses pieds. Elle emploie tour à tour la prière et la crainte. Elle menace de révéler ce qu'elle a vu, le lien fatal à la poutre attaché; elle promet au contraire de servir l'amour dont le secret lui sera confié.

Myrrha lève la tête, elle baigne de ses pleurs le sein de sa nourrice, elle veut parler, et sa voix se refuse au pénible aveu qu'elle va faire. Enfin, couvrant son front de sa robe, elle dit : “Ô trop heureuse ma mère, épouse de Cinyras” ! Elle s'arrête, et gémit. Mais la nourrice n'a que trop entendu cet aveu commencé. Tous ses membres frémissent d'horreur, et ses cheveux blanchis se hérissent sur sa tête. Elle épuise tous les raisonnements pour vaincre une passion si détestable. Myrrha reconnaît la vérité, la sagesse de ses avis; mais elle est sûre de mourir, si elle renonce à son amour : “Vivez donc, dit enfin la nourrice ! Oui, vous posséderez… ” Elle n'ose ajouter votre père; elle se tait, et confirme sa promesse en attestant les dieux.

[431] C'était le temps où les femmes, en longs habits de lin, célébraient les fêtes de Cérès, et offraient à la déesse les prémices des fruits et les premiers épis. Pendant les neuf jours de ces solennités, elles devaient s'abstenir de la couche nuptiale. Avec elles Cenchréis, épouse de Cinyras, assistait à la célébration des mystères sacrés.

Tandis que la reine abandonnait ainsi le lit de son époux, l'artificieuse nourrice, trouvant le roi échauffé des vapeurs du vin, lui peint sous un nom supposé une amante réelle, et vante ses attraits. Interrogée sur son âge : “C'est, dit-elle, celui de Myrrha”. Elle reçoit l'ordre de l'amener. Elle rejoint Myrrha : “Réjouissez-vous, ma fille, s'écrie-t-elle, la victoire est à nous” ! Mais une joie parfaite ne remplit point le cœur de la triste Myrrha. Il est troublé de sinistres présages, et cependant elle se réjouit : tant sont grands le désordre et la confusion de ses sens !

[446] La nuit avait ramené le silence et les ombres. Le Bouvier roulait obliquement son char entre les étoiles de l'Ourse. Myrrha marche à son crime. La lune, au front d'argent, la voit, se, détourne, et s'enfuit. De sombres nuages voilent les astres, et la nuit a caché tous ses feux. Icare, le premier, tu couvris ton visage, ainsi que ta fille Ërigone, qu'auprès de toi plaça sa piété.

Trois fois en marchant le pied de Myrrha tremble et chancelle. Trois fois un hibou funèbre semble l'avertir et la rappeler par ses cris. Sans écouter ce sinistre présage, elle avance et poursuit. L'obscurité profonde l'encourage. Ce qui lui reste de pudeur dans les ténèbres s'évanouit. D'une main, elle s'appuie sur sa nourrice; de l'autre, qui se meut en avant dans l'ombre, elle interroge le chemin. Elle touche enfin la porte de l'appartement où repose son père : elle l'ouvre, elle entre, elle frémit. Ses genoux tremblants fléchissent : son sang s'arrête dans ses veines; elle pâlit; son courage l'abandonne. Plus elle est près du crime, plus le crime lui fait horreur. Elle se repent d'avoir trop osé. Elle voudrait pouvoir, sans être reconnue, revenir sur ses pas; mais, tandis qu'elle hésite, la vieille l'entraîne par le bras, et, la conduisant près du lit de Cinyras : “Je vous la livre, elle est à vous”, dit-elle, et sa main les unit.

[465] Cinyras reçoit ainsi sa fille dans son lit incestueux. Il attribue la frayeur qui l'agite aux combats de la pudeur. Elle tremblait : il la rassure. Peut-être aussi, par un nom à son âge permis, il l'appelle : ma fille; elle répond : mon père ! afin que rien, pas même ces noms sacrés, ne manque à leur forfait.

Myrrha sort du lit de son père, portant dans son flanc le fruit d'un inceste odieux. La nuit du lendemain voit renouveler son crime; plusieurs autres nuits en sont les complices et les témoins. Enfin Cinyras veut voir cette amante inconnue. Un flambeau qu'il tient lui montre et sa fille et son crime. Saisi d'horreur, la parole expire sur ses lèvres; soudain il saisit son épée suspendue auprès de son lit. Le fer brille.

[476] Myrrha fuit épouvantée. Les ténèbres la protègent; elle échappe à la mort. Elle erre dans les campagnes; elle traverse celles de l'Arabie fertile en palmiers, celles de Panchaïe. Elle voit neuf fois croître et décroître le disque de Phébé. Enfin, succombant sous le poids de son sein et de ses longues courses, elle s'arrête aux champs de la Sabée. Incertaine dans les vœux qu'elle a formés, lasse de vivre, et craignant la mort, elle s'écrie : “Ô dieux ! si vous êtes touchés de l'aveu des fautes des mortels et de leur repentir, je reconnais avoir mérité ma peine, je me soumets au châtiment que m'a réservé votre colère. Mais, afin que ma vue ne souille pas les yeux des humains, si je reste sur la terre; ni les regards des ombres, si je descends dans leur triste séjour, sauvez-moi de la vie, sauvez-moi de la mort ; et, changeant ma forme et ma figure, faites qu'en même temps je sois et ne sois plus !”

[488] Le coupable qui se repent trouve toujours quelque divinité propice. Du moins les derniers vœux de Myrrha furent exaucés par des dieux bienfaisants. Elle parlait encore, et ses pieds s'enfoncent dans la terre; des racines en sortent, serpentent, affermissent son corps. Nouvel arbre, ses os en font la force : leur moelle est moelle encore; la sève monte et circule dans les canaux du sang. Ses bras s'étendent en longues branches, ses doigts en légers rameaux; sa peau se durcit en écorce. Déjà l'arbre pressait son flanc, couvrait son sein, et, croissant par degrés, s'élevait au-dessus de ses épaules. Myrrha, impatiente, penche son cou, plonge sa tête dans l'écorce, et y cache sa douleur.

Mais, quoique en perdant sa forme, elle ait aussi perdu le sentiment, elle pleure encore; un parfum précieux distille de l'arbre qui porte son nom, et le rendra célèbre jusque dans les siècles à venir.

[503] Cependant le fruit d'un coupable amour avait crû, et cherchait à s'ouvrir le tronc qui renferme sa mère. Le tronc s'enfle ; Myrrha sent les douleurs de l'enfantement; mais elle n'a plus de voix pour les exprimer, pour appeler Lucine à son secours. L'arbre en travail se recourbe, gémit, et des larmes plus abondantes semblent couler de son écorce.

La compatissante Lucine approche des rameaux; elle y porte les mains, et prononce des mots puissants et favorables. L'arbre se fend, l'écorce s'ouvre, il en sort un enfant. À ses premiers cris, les Naïades accourent, le couchent sur l'herbe molle, arrosent son corps, et l'embaument des pleurs de sa mère. Il pourrait plaire même aux yeux de l'Envie. Il est semblable à ces Amours que l'art peint nus sur la toile animée ; et si l'on veut que l'œil trompé s'y méprenne, qu'on donne un carquois à Adonis, ou qu'on l'ôte aux Amours.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Il y a dans les bois sur la colline au-dessus de mon village un chêne vert que j'aime beaucoup. Il se compose de cinq troncs qui partent du sol en laissant en leur centre un espace où l'on peut se tenir. On est ainsi "dans" l'arbre, et levant les bras, les yeux vers le ciel, on se trouve comme un sixième tronc central, en symbiose avec l'arbre... C'est magique, de cette magie simple de la nature...